Je suis contente de t'avoir rencontrée

Mes souvenirs se perdent dans les méandres de ma mémoire. Il y a ceux que l’on a dû me conter, ceux dont je me souviens et les souvenirs que nous nous sommes tricotés ensemble. Je me souviens d’une jeune femme brune dont on disait qu’elle était la seule surveillante à pouvoir « tenir » l’internat des garçons. Elle aurait voulu être étudiante en Espagnol à Toulouse, mais les études étaient un luxe qu’elle ne pouvait se permettre.   Elle a pris un poste de secrétaire dans le lycée où elle avait été élève, puis pionne. On parlait de son professionnalisme et de son efficacité, mais aussi de son caractère bien trempé. Elle aurait voulu des tas d’enfants et je suis fille unique. Je me souviens qu'à la maison on parlait fort et la joute verbale était une activité à part entière. Je me souviens de ses « Mais on ne se dispute pas, on discute, nuance… » Je me souviens que j’ai été une des premières enfants du divorce à une époque où « ça ne se faisait pas ». Je me souviens de notre petit appartement en HLM avec une seule chambre, de la baignoire-sabot, des Alice détective de la bibliothèque verte qu’elle m’empruntait le soir pour se vider la tête. Je me souviens de la table en formica orange sur laquelle elle faisait ses comptes chaque fin de mois, des petites enveloppes et des souper tartines. Je me souviens de nos Noël à deux qu’on essayait de rendre joyeux avec un sapin à chaque fois différent. Je me souviens de sa moto, une 500cc . Je me souviens des balades le casque vissé sur la tête avant l’accident. Je me souviens que parfois on faisait des petites folies, des achats un peu trop onéreux pour notre budget, comme ces deux pantalons Benetton en lin écru à rayures tennis : le sien était bleu, le mien rouge ou cette lampe en forme de bonbon dans cette boutique de design que nous aimions tant.  Je me souviens  qu’après le bac elle m’a encouragé à aller vivre à l’étranger. Elle m’a poussée dans l’ascenseur social et a appuyé sur le bouton du dernier étage. Elle voulait m'offrir ces études qu'elle n'avait pu faire. Je me souviens qu’elle disait « Quand on est parent on croit bien faire mais on fait surtout au mieux et on fait forcément des erreurs». Je réalise aujourd’hui, maman à mon tour, combien cela est vrai. Je me souviens de ce retour de chez mon père biologique, après un week-end particulièrement glauque, lui avoir dit, soulagée de la retrouver : « Tu sais maman je suis bien contente de t’avoir rencontrée ». Je me souviens encore de son rire tonitruant puis du mien dans l’habitacle de la 4L fourgonnette. Ce matin elle a 70 ans et je me dis que je suis toujours aussi contente de l'avoir rencontrée il y a 41 ans.